Frontière et esprit national (1)

Publié le par FaTraPa

            Toute étude de la frontière se trouve confrontée à un premier écueil imposant, la multitude des définitions attachées à ce terme. La frontière a pris un sens métaphorique qui la rend apte à être utilisée dans des situations extrêmement diverses allant des rapports sociaux (la frontière entre les pauvres et les riches, entre les hommes et les femmes) à la construction de sa personnalité (la frontière de l’âge adulte, de ses appréhensions). Malgré la variété de ses utilisations, on peut dégager un socle commun. La frontière représente le point de contact, d’interaction entre deux groupes, deux entités ou deux concepts (Jack D. Forbes (1968)[1]).

 

 

 

Peut-on vraiment considérer que la reprise de ce mot exprime une simple figure de style ? Quand on considère l’ensemble des problèmes où l'on retrouve cette expression, il devient utile de rechercher les ramifications entre un éventuel point de départ et les multiples sens de la frontière. Je propose comme commencement à ce développement protéiforme La frontière politique, la ligne de démarcation entre deux Etats. J’analyse le passage d’une frontière physique à une frontière psychique que je dénomme la frontière nationale.

 

 

 

Chaque Nation crée un sens très fort d’identité qui sépare le monde entre le « nous » et les « eux ». Le « nous », terme chaleureux puisqu’il rattache chaque citoyen à une communauté, il désigne les nationaux, les personnes partageant les valeurs propagées par la Nation. A l’intérieur de chaque pays existe un lieu de friction entre les habitants et les occupants. En temps normal, la distinction est invisible car elle est enfouie au fond de notre imaginaire collectif. En temps de crise, elle s’impose devant nos yeux. La crise des banlieues l’a ainsi révélée au grand jour. Avant l’embrasement des Cités, les résidents étaient identifiés comme des pauvres Français victimes du chômage, de la crise économique et de lycées non adaptés. Pendant, ils sont  devenus des étrangers, des immigrés de la seconde génération, des non-assimilés. Le non-respect de l’attitude attendue entraîne une expulsion hors des frontières nationales. Elles ne sont pas visibles, la plupart des jeunes de banlieue n’ont pas changé d’adresse, elles sont entièrement psychologiques. En parallèle, on peut observer que la Nation est une forme politique reposant avant tout sur une délimitation stricte de son territoire. Cette absolue nécessité de démarcation a influé sur les comportements des individus. La frontière physique, tangible a entraîné la création de frontières nationales, symboliques et donné l’impulsion décisive à un emploi figuré de ce terme dans tous les domaines de la société.

 

 

 

Ce mémoire se propose d’établir un lien entre la frontière politique, assimilée à un contrat entre deux états, et la frontière psychologique, de rechercher les raisons de cette transformation. Cet examen prendra la forme d’un modèle simple issu de la théorie des jeux. L’illustration des conclusions du modèle par deux exemples, la France et les Etats-Unis, montrera comment le rapport à la frontière physique a influé sur la frontière nationale et donc l’esprit de la Nation.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Apparition et stabilisation d’une frontière étatique

 

 

 

 

Présentation du modèle

 

            Le modèle développé représente, par souci de simplicité, les interactions entre deux Etats. On néglige les frontières où trois Etats cohabitent mais une simple extension du modèle suffirait à prendre en compte ce cas de figure. Le modèle est constitué de deux étapes. Chaque étape schématise une période de l’histoire. Dans un premier temps, on regarde la constitution de la frontière étatique. On peut assimiler cette phase à la fin du Moyen-Âge. Cette dernière est vue dans le modèle comme le résultat d’une guerre ouverte. Puis on s’intéresse à la stabilisation de la frontière, plus précisément aux moyens utilisés par les deux pays afin parvenir à une frontière fixe. La deuxième étape correspondrait plutôt à l’ère moderne.

 

 

 

 

 

 

1ère étape

 

 

 

            Un continuum de 1 (toutes les valeurs entre 0 et 1) schématise l’espace entre deux capitales (ou centres de pouvoir). La capitale du pays A est située en 0, celle du pays B en 1.

 

 

 

 

Chaque pays possède une capacité militaire notée Mi (i = a pour le pays A et b pour le pays B). Cette capacité militaire dépend de la taille et de la valeur de l’armée, de la technologie militaire du pays, des alliances. Elle est assimilable à un vecteur de force, ce que Boulding appelle le « strength gradient »[1]. On peut le traduire comme l’inverse d’un coût : plus Mi est important, moins le pays i dépense pour conquérir un territoire. La projection de l’armée hors des centres militaires a un coût, dénommé d. Il est supposé identique pour les deux Etats et proportionnelle à la distance parcourue par l’armée[2]. Ainsi pour atteindre un point x situé entre A et B, le pays A débourse 1/ Mi + xd et le pays B : 1/ Mi + (1-x)d [3]. La frontière se fixe au point où les coûts totaux sont identiques (de sorte que si un des deux royaumes souhaitait poursuivre son expansion, le second pourrait mobiliser des ressources supplémentaires pour le repousser). L’équilibre est donc obtenu au point x* = ½ + (Ma – Mb)/2dMaMb .

 

 

 

Ce résultat correspond, au premier abord, à la logique des relations entre deux Etats. Si le pays B possède une capacité militaire supérieure au pays A (Mb > Ma) alors x* sera inférieur à ½, ce qui signifie que la frontière sera plus proche de A que de B. A l’inverse, si l’Etat A développe une armée plus puissante que B alors la frontière sera plus proche de B. De plus, si Ma et Mb prennent des valeurs importantes, la différence de capacité entre A et B n’empêchera pas x* d'être situé proche du milieu. Autrement dit, plus les capacités militaires des royaumes sont faibles, plus la différence de force militaire joue un rôle important, ou inversement, plus deux pays ont des capacités militaires importantes, plus l’augmentation de la capacité militaire doit être notable pour créer une différence significative. Un tel résultat permet de comprendre pourquoi les frontières politiques ont plus varié au Moyen-Âge que par la suite.

 

 

 

            On pourrait également modéliser les choix de Mi effectués par chaque Etat. Cependant il serait nécessaire de faire des hypothèses sur les fonctions de coût d’ajout de capacité militaire (par exemple, l’alliance avec un pays C représente un certain coût politique et économique). On peut simplement estimer que plus Mi est important plus la création de nouvelles capacités coûtent au royaume. En effet, si l’armée est déjà composée de nombreux soldats, il est probable que l’Etat éprouvera des difficultés à recruter de nouveaux militaires. De même, si l’Etat i est déjà engagé dans plusieurs traités d’alliance, il éprouvera des difficultés à satisfaire les demandes d’un nouvel allié (il aura d’autant plus de peine si les traités comportent des contrats de mariage comme il était courant à l’époque).

 

 

 

            Une fois les frontières marquées, il est essentiel de comprendre comment les Etats sont parvenus à les stabiliser définitivement.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

2ème étape

 

 

 

A la fin de la première étape, les deux Etats ont convenu de leur ligne de démarcation puisqu’ils savent bien qu’ils ne peuvent continuer à s’étendre. Cet accord sur la frontière peut donc être vu comme un contrat entre deux entités politiques. Le problème qui se pose désormais n’est plus la conception du contrat mais son respect. Quelles raisons incitent un pays à envahir l’autre ? Quels principes poussent des Etats à respecter leur accord ? Autrement dit, on ne se situe plus dans une phase de conquête d’un espace vide (ou dominé par des seigneurs locaux) mais dans une période de lutte entre deux pays bien établis.

 

 

 

            Dans cette nouvelle situation, chaque Etat a deux possibilités : respecter la frontière établie (action : R) ou chercher à la remplacer, à la déplacer (action : NR). Le choix des deux Etats frontaliers est simultané, c’est-à-dire qu’ils ne connaissent pas l’action de leur « partenaire », de l’autre joueur quand ils prennent leur décision. On reprend la notation précédente avec un pays A et un pays B. On garde la capacité militaire d’un pays i Mi,t à laquelle on ajoute une dimension temporelle puisque la puissance d’un pays varie avec le temps en fonction de ses investissements dans ses forces armées, de ses alliances, de sa richesse,… On ajoute également une nouvelle variable : ni,t . Ce nouvel élément symbolise la légitimité d’un régime. Cette dernière peut prendre plusieurs formes comme la satisfaction des citoyens. Elle n’existe pas dans la première étape puisque les acteurs n’exercent aucun contrôle politique sur les territoires avant qu’ils ne les conquièrent. Par la suite, cette variable représentera avant tout le sentiment national. En effet, on peut penser que les habitants seront prêts à défendre plus vigoureusement leur pays s’ils se sentent habités par un esprit national. L’idée nationale dans le psychisme d’un peuple renforce les capacités d’un Etat à se défendre et dans une moindre mesure ses possibilités de conquêtes. On estime donc que le poids de la variable ni,t est plus fort lorsque l’Etat i protège son territoire tout en n’étant pas négligeable lors de ses intrusions frontalières.

Si les deux pays respectent la frontière établie alors ils n’y a aucune variation de leur situation, le statu quo est symbolisé par un paiement de 0 pour A et B.

 

 

Si A respecte la frontière et B la rejette alors A est en position défensive (d’où l’indice d) et B en position offensive (indice o). Dans le cas inverse, A sera en position offensive (indice o) et B en position défensive d). Si les deux pays ne respectent pas leur accord, alors ils se retrouvent tous les deux en position offensive.

 

 

 

 

 

              Dans tous les cas, les fonctions de paiement de gain ou perte (F pour A et G pour B) dépendent des capacités militaires et du sentiment national de chacun des deux pays. Pour le pays i, la fonction est croissante et concave en Mi,t et en ni,t, cela signifie, pour Mi,t, que plus la force militaire d’un pays est développée, moins le gain procuré par une unité supplémentaire (d’une capacité militaire supplémentaire) est important. Si A possède déjà 100 tanks, un nouveau tank lui offrira plus de chance de remporter une guerre mais ne lui fournira pas un avantage décisif, par contre si A construit son premier char d’assaut alors l’apport de ce dernier sera très important. Par contre, la fonction est décroissante (toujours pour le pays i) en Mj,t et en nj,t. Imaginons que B augmente sa force armée, alors A risque d’éprouver des difficultés à se défendre ou à conquérir des territoires, la fonction de paiement de A sera donc moindre si B a amélioré ses capacités militaires. Enfin, on peut estimer que les fonctions pour i sont croissantes et concaves en Mi,t/ Mj,t et ni,t / nj,t, soient les ratio respectivement entre les forces militaires de i et de j et entre les « nationalismes » de i et de j. Si i a déjà une armée bien plus développée que j alors une légère amélioration de ses capacités militaires n’aura que peu de conséquence car s’il agit rationnellement, il aura déjà tiré profit de son avantage par le passé.

 

 

              Ces hypothèses permettent d’être en phase avec les principaux faits concernant les conflits modernes. En effet, selon une étude datant de 1980[1], le risque de conflit frontalier est plus important lorsque deux Etats voisins possèdent des capacités militaires proches. Si un Etat A domine de manière décisive un Etat B, alors ce dernier préfèrera accéder aux volontés du premier. Ou A aura déjà obtenu la portion de territoire frontalier qui l’intéresse auparavant ou bien il préférera exercer une pression diplomatique plutôt que se lancer dans une aventure guerrière. Par contre, si A et B se considèrent militairement égaux, ils penseront tous les deux pouvoir l’emporter et choisiront la guerre plutôt que de céder diplomatiquement. Le modèle présenté analyse les situations d’un point de vue dynamique (en étudiant les variations au cours du temps). On retrouve bien qu’une petite variation du ratio de capacité militaire entre deux pays (entre la date t et la date t+1) est suffisante pour entraîner une possibilité de gain important et donc inciter à mener une offensive. Autrement dit, si deux Etats possèdent une force équivalente alors il suffit qu’un des deux acquière un léger avantage comparatif pour multiplier les risques d’un conflit. D’autre part, selon Robert Mandel, la fréquence des conflits est moins forte lorsque les Etats ont atteint un certain niveau technologique. En effet, la technologie permet de relativiser l’importance stratégique du territoire et les prouesses scientifiques renforcent la fierté nationale tout autant que les victoires militaires. La modélisation ci-dessus établit la même propriété en dynamique : plus les capacités militaires (qui prennent en compte le niveau technologique d’un pays) sont importantes, moins un pays peut bénéficier d’une nouvelle invention.

 

 

 

 

 

Reprise de la deuxième étape dans un cas simple

 

 

 

             Afin d’obtenir des résultats plus suggestifs, je reprends le modèle ci-dessus en utilisant des fonctions linéaires pour f et g. D’autre part, j’appelle M le ratio Ma,t / Mb,t et n le ratio na,t / nb,t.

 

 

            Les fonctions utilisées sont les suivantes :

 

 

-         Fd(Ma,t,Mb,t,na,t,nb,t) = ½*(M/3 + n/5 - 6/10)  + ½*(-39/80) = M/6 + n/10 – 3/10

 

 

-         Fo(Ma,t,Mb,t,na,t,nb,t) = ½*(M/2 + n/6 – 3/8) + ½*(-3/8) = M/4 + n/12 – 3/8

 

 

-         Gd(Ma,t,Mb,t,na,t,nb,t) = ½*(1/3M + 1/5n - 6/10)  + ½*(-39/80) = 1/6M + 1/10n – 3/10

 

 

-         Go(Ma,t,Mb,t,na,t,nb,t) = ½*(1/2M + 1/6n– 3/8) + ½*(-3/8) = 1/4M + 1/12n – 3/8

 

 

On estime que chaque protagoniste a une probabilité ½ de remporter le conflit. Le vainqueur remporte un gain proportionnel aux ratios entre, d’une part, sa capacité militaire et celle de son adversaire et, d’autre part, entre leurs ferveurs nationales. Je soustrais à ce gain les pertes engendrées par la guerre (territoire détruit, morts aux combats, …). Le vaincu doit rembourser les dégâts causés par les combats. On représente dans les fonctions le paiement moyen que peut obtenir un joueur selon qu’il choisit de respecter ou de remettre en question les frontières. Afin de rendre le modèle plus réaliste, on fait l’hypothèse que M et n sont compris entre ½ et 2. Aucun des deux pays ne peut être deux fois plus puissant et/ou deux fois plus nationaliste que son voisin. Un des deux ratios supérieur à ces valeurs impliquerait que l’Etat en situation d’infériorité serait soit absorbé, soit réagirait afin de diminuer la menace pesant sur son existence. Une telle possibilité ne peut perdurer qu’un court intervalle de temps.

 La suite : http://lanouvelleguerremondiale.over-blog.com/article-2821910.html

 

Publié dans Mes chères études

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C
J'espère que ce mémoire est une grande blague.<br /> Pas d'histoire, que des maths.<br /> La vie n'est donc rien, pour toi.<br />  <br /> C.
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