Frontière et esprit national (3)
Ainsi la hausse (possiblement continue selon le mécanisme balancier évoqué plus haut) des sentiments nationalistes peut être vue comme intimement liée aux relations frontalières entre deux Etats comme l’a montré ce modèle simple (de telles conclusions auraient pu être retrouvées dans un cas plus complexe). Il semble donc probable que l’apparition d’une frontière nationale soit la conséquence de la recherche permanente par les Etats de sécuriser leur frontière physique et par là même leur existence. On peut penser que cette frontière psychique a pris au départ la forme d’une sanctification du territoire avant de devenir, par l’augmentation constante des sentiments nationaux, une idéalisation des spécificités nationales. Les exemples historiques développés ci-après permettent d’illustrer cette thèse.
Le développement de la frontière nationale : deux exemples
Deux pays entretiennent un lien très fort avec leur frontière :
Toute la théorie avancée dans ce mémoire serait remise en question si l’identification de
Après la guerre de 14-18 et la récupération de l’Alsace Loraine, l’hexagone disparaît petit à petit des discours. On ne lui trouve plus d’intérêt. Dans l’esprit de notre modèle, on peut penser que la victoire a rendu
Les Etats-Unis présentent une relation totalement différente avec la frontière. Ce pays s’est construit par la conquête d’un grand espace. Frederick Jackson Turner, en 1893, soit peu de temps après l’achèvement de la conquête de l’Ouest[1], bouleverse l’étude de l’Histoire américaine en affirmant que les particularismes de la société américaine sont dues à la présence de terre libre, à la possibilité d’extension à l’Ouest. Chaque avancée de la frontière, chaque fois que l’avant-garde du progrès se déplaçait plus à l’Ouest, la démocratie et les institutions américaines se renforçaient car toute nouvelle communauté devait apprendre à régler les problèmes inhérents à la vie sociale. Isolés mais inspirés par les institutions plus à l’Est, ces petits groupes façonnèrent une façon de faire particulière, une démocratie à part. La théorie de Turner fut critiquée sur de nombreux points[2] mais elle reste ancrée dans l’imaginaire américain (le western en est la meilleure illustration). Or nous ne nous intéressons pas tant à la véracité des faits qu’à leur interprétation. Pour les Américains, l’idée de cette conquête, de cette extension continuelle de leur frontière détermine leur spécificité. House (1928) souligne que la base de la liberté américaine a été la conquête non pas d’autres peuples mais de
Ainsi la frontière nationale a pris la forme du dépassement des barrières érigées par
Ainsi
Aux Etats-Unis, la frontière est vue comme un obstacle qu’il convient d’abattre, qu’il est nécessaire de franchir. Elle indique qu’il n’y a pas de limite aux capacités humaines et, en particulier, américaines. Elle pointe la direction : vers l’avant. Elle donne un élan continuel à la société. Cela ne signifie pas que les frontières sont ouvertes pour tous mais plutôt que l’on accordera son respect et sa confiance à tous ceux qui sauront trouver la brèche. Aujourd’hui, on voit apparaître un nouveau rapport avec la frontière physique à travers la volonté de sécuriser par un mur de barbelés la frontière mexicaine (fin de l’ouverture) et d’expulser tous les clandestins présents sur le sol américain (on ne récompense plus les « pionniers »). Ce changement de vue présage-t-il une modification de la frontière nationale où la frontière serait vue comme un danger et les passeurs[4] comme des éléments nocifs ? Ou bien, comme dans le cas étudié plus haut, ce jugement disparaîtra-t-il pour renforcer la positivité, les apports de la frontière ?
Conclusion
Le modèle présenté dans ce mémoire a le mérite de fournir des résultats robustes à une étude, à une interprétation des faits historiques. Par contre, il est évident qu’il repose sur certaines hypothèses qui en limitent la portée. Tout d’abord, on prend comme variable la ferveur nationale qui est, par définition, difficilement mesurable. On pourrait l’approcher par un dénombrement des références à
Malgré ses limites, le modèle présenté permet de bien appréhender le problème de la frontière nationale. Il met en lumière le lien entre cette dernière et les frontières physiques, lien peu étudié dans la littérature politique, stratégique ou économique. En déterminant une relation entre les deux notions, on a révélé, en partie, le fonctionnement du processus d’identification nationale. Ce processus n’est pas neutre, il n’est pas totalement issu d’un mouvement historique mais a pu être motivé par calcul politique. En participant à l’accroissement des sentiments nationaux, les gouvernements ont principalement cherché à sécuriser leur territoire et, par la même occasion, leur contrôle sur la société. Ils ont accru leur légitimité en imbriquant leur existence dans celle de
Bibliographie
- The Idea of the French Hexagone, Nathaniel B. Smith (French Historical Studies, Vol. 6, no. 2, automne 1969)
- Social Border : Definitions of Diversity, Jennie-Keith Ross (Current Anthropology, Vol. 16, no. 1, mars 1975)
- Frontiers and Civilization in the Thought of Frederick Law Olmsted, Robert Lewis (American Quaterly, Vol. 29, no. 4, automne 1977)
- Pushing Back Frontiers, E. L. Bogart (The American Economic Review, Vol. 22, no. 1, mars 1932)
- Frederick Jackson Turner Reconsidered, Allan G. Bogue (The History Teacher, Vol. 27, no. 2, fév 1994)
- Political Geography as a Political Science Field, Harold H. Sprout (The American Political Science Review, Vol. 25, no. 2, mais 1931)
- The Frontiers of Freedom, Robert B. House (Social Forces, Vol. 7, No. 2, Déc. 1928)
- Comparative Studies in Frontier History, Marvin W. Mikesell (Annals of the Association of American Geographers, Vol. 50, no. 3, mars 1960)
- From Boderlands to Bordedrs : Empires, Nation-States, and the People in-Between in North America History, Jeremy Adelman, Stephen Aron (The American Historical Review, Vol. 104, no. 3, juin 1999)
- History and the American Greatness, Max Lerner (American Quaterly, Vol. 1, no. 3, automne 1949)
- Hidden Themes in the Frontier Thesis : an Application of Psychoanalysis to Historiography (Alan C. Beckman (Comparative Studies in Society and History, Vol. 8, No. 3, Avr. 1966)
- Frontiers in American History and the Role of the Frontier Historian, Jack D. Forbes (Ethnohistory, Vol. 15, no. 2, printemps 1968)
- Learning and Legitimacy, Richard M. Merelman (The American Political Science Review
- Substance and Study of Borders in International Relations Research, Harvey Starr, Benjamin A. Most (International Studies Quaterly, Vol. 20, no. 4, Déc. 1976)
- Diffusion Reinforcement, Geopolitics and the Spread of War, Benjamin A. Most, Harvey Starr (The American Political Science Review, Vol. 74, no. 4, Déc. 1980)
- Roots of the Modern Interstate Dispute, Robert Mandel (Journal of Conflicts Resolution, Vol. 24, no. 3, Sept 1980)
- Crossing Borders and Transgressing Boundaries : Metaphors for Negotiating Multiple Identities, Katherine Pratt
Annexe
Calcul de la probabilité de jouer R pour le joueur B dans le modèle simplifié
La probabilité d'équilibre, dénommé p, pour B de respecter rend le joueur A indifférent entre jouer R ou NR (transgresser la frontière). Elle permet à B de ne pas donner des indications que A pourrait utiliser contre lui.
On a donc :
0*p + (1-p)*[(5M + 3n – 9)/30] = p*[(6M + 2n -9)/24] + (1-p)* [(6M + 2n -9)/24]
Soit, à droite, l'utilité pour A de jouer R sachant que B joue R avec une probabilité p et NR avec une probabilité 1-p et, à gauche, l'utilité pour A de jouer NR sachant que B jour R avec une probabilité p.
De cette égalité, on tire : p = 1 – [5*(30 + 2n -9)/4*(5M + 3n – 9)]
On calcule la dérivée de p par rapport à M (dp/dM) et par rapport à n (dp/dn). On trouve :
- dp/dM = 5*(9 – 8n)/4*(5M + 3n -9)² : la dérivée est positive (p augmente quand M augmente) lorsque n est inférieur à 9/8
dp/dn = 5*(8M – 9)/4*(5M + 3n – 9)² : la dérivée est positive lorsque M est supérieur[1] Estimée en 1890.
[2] Turner a schématisé une conquête de l’Ouest reposant sur l’idée que la civilisation rencontrait la sauvagerie. Il n’a nullement pris en compte la diversité des pionniers, les échecs de plusieurs communautés, les relations avec les Hispaniques, le rôle des femmes, etc. Néanmoins comme l’affirme Riegel : « Aucune personne censée ne peut réellement croire que la conquête de
[3] Il est intéressant de constater que la nouvelle loi sur l’immigration demande désormais un test civique aux migrants, il faut valider son droit de passage, son droit de vivre en France.
[4] Pris dans le sens des individus qui franchissent la frontière et non dans celui plus commun de ceux qui organisent les traversées.
[5] A ces critiques générales, on peut ajouter certains problèmes dans le modèle simplifié. i) L’utilité de respecter la frontière est plus grand pour un Etat deux fois plus nationaliste et possédant des capacités militaires bien supérieures à celle de son voisin alors qu’il devrait être poussée à l’attaquer à tout prix car la victoire est à portée de main. ii) Dans le cas où les deux Etats présentent des caractéristiques similaires, le signal envoyé par le joueur A s’il augmente les sentiments nationaux de son peuple sera interprété comme une menace par B alors que le but de A est de consolider sa frontière, le modèle montre un problème de coordination (lié à un manque de confiance ?) entre les deux Etats. Une étude en jeux répété (plusieurs périodes) du modèle pourrait résoudre ce problème qui n’est pas capital dans notre optique.